Joseph Jouthe saura-t-il trouver les moyens de sa politique ? par Léo Joseph

Joseph Jouthe saura-t-il trouver les moyens de sa politique ? par Léo Joseph

  • LARELANCE DE L’ÉCONOMIE, UNE DES TROIS PRIORITÉS DU NOUVEAU PM DE FACTO

Dans son discours de prestation de serment, Joseph Jouthe, le nouveau Premier ministre de facto, a mis en avant ses priorités : « (…) le rétablissement du climat sécuritaire, la réduction des inégalités sociales et la relance de l’économie». Dans la mesure où ses prédécesseurs, installés à la primature dans les mêmes circonstances que lui, n’ont pas su tirer le pays de l’imbroglio socio-politique, rien n’autorise à croire qu’il va réussir là où Jacques Guy Lafontant, Jean-Henry Céant et Jean-Michel Lapin ont lamentablement échoué. D’ores et déjà, l’ex-gouverneur de la Banque centrale, l’économiste Fritz Jean, déclare l’impossibilité pour M. Jouthe de relever un des défis qu’il s’est donnés : la relance de l’économie.

En effet, lors d’une intervention à Radio Zénith, M. Jean a émis l’opinion selon laquelle la reprise de l’économie ne serait possible en dehors de facteurs clés, notamment, «une mobilisation fiscale efficiente» et un renforcement du contrôle des activités à la Douane par où s’évaporent entre USD 500 et 600millions $ annuellement; en sus d’une «réduction du déficit budgétaire»; et l’application d’un «frein à la corruption».

Fritz Jean a évoqué aussi la taille du gouvernement comme étant un autre obstacle à la relance de l’économie. On se souvient que le Premier ministre Céant avait, dans le cadre de sa prestation, incité des réformes pour réduire le train de vie des hauts fonctionnaires de l’État. Mais celles-ci ont été abandonnées une fois qu’il a été écarté par la Chambre des députés. Et son successeur les a oubliées comme sa première casaque. L’ancien gouverneur de la Banque nationale de la République d’Haïti pense que le gouvernement «pléthore» de Joseph Jouthe, avec plus de vingt ministres et secrétaires d’État, est loin d’être un modèle de rationalisation de l’économie. Connaissant bien la manière dont fonctionne le régime tèt kale, l’économiste Fritz Jean ne cache pas sa crainte de voir l’équipe au pouvoir faire marcher la planche à billets pour financer le gigantesque déficit que Jovenel Moïse a creusé, principalement en raison de la communauté internationale tenant indéfiniment la dragée haute à son gouvernement. Il y a de bonnes raisons de parier que ce déficit, que traîne le régime PHTK, depuis l’entrée en fonction de Jovenel Moïse, ne sera pas épongé avec Jouthe, car la volonté, encore moins la compétence, ne sont pas au rendez-vous. Sans oublier de signaler que les méfaits multidimensionnels dont se rendent coupables le chef de l’État et ses proches collaborateurs ne garantissent guère un changement d’attitude des pays dits amis d’Haïti et des institutions de la haute finance internationale à l’égard de ce gouvernement haïtien.

Mais qu’en est-il de la guerre contre l’insécurité ?

Si les compétences et les dispositions du nouveau gouvernement dirigé par Joseph Jouthe ne sont pas à la hauteur des objectifs que s’est fixé ce dernier, pour les raisons déjà évoquées, la guerre contre l’insécurité, le premier volet du programme du nouveau Premier ministre de facto, est tout aussi bien irréalisable. Car Jovenel Moïse et ses principaux alliés au sein du régime tèt kale sont bel et bien parties prenantes de l’insécurité. Une vraie guerre contre l’insécurité devant nécessairement passer par une offensive en règle contre les acteurs eux-mêmes, ce sont les partenaires politiques et en affaire de Nèg Bannann nan qui devraient être visés.

Quand on sait que des sénateurs proches du président haïtien sont impliqués dans des trafics illicites, comme Rony Célestin, Hervé Fourcand (dont les noms sont liés au commerce de drogue), ou Kedler Augustin, accusé de participer au crime d’enlèvement contre rançon, on connaît déjà quel résultat attendre de la posture de Jouthe face à l’insécurité. Signalons que le sénateur Augustin a été arrêté dans son véhicule par une patrouille policière qui recherchait une voiture dont les descriptions sont identiques aux siennes ayant participé à neuf kidnappings. L’arrestation de M. Augustin porte à deux, avec Gracia Delva, le nombre de sénateurs liés à l’enlèvement contre rançon.

Lapin

Rappelons qu’en dépit de tout le tollé déclenché par les accusations portées contre ce dernier, la présidence lui est restée solidaire, le protégeant contre toute velléité de poursuite judiciaire. On peut prévoir que, en tant qu’allié du pouvoir, Kedler Augustin n’aura pas un traitement différent de son collègue Delva. Avec une telle attitude, comment le pouvoir tèt kale dirigé par Jovenel Moïse, à la faveur de l’atterrissage de Joseph Jouthe à la primature, peut-il déclencher la campagne contre l’insécurité ? Corrupteur et spécialiste en détournement de fonds comme tous les autres déjà dénoncés dans ces genres d’opérations, le locataire du Palais national ne laissera pas les coudées franches à son nouveau Premier ministre de facto pour mettre à exécution son programme anti-insécurité. Par exemple, on est témoin de son opposition systématique à la campagne en cours visant à traduire en justice les ex-Premiers ministres et anciens hauts fonctionnaires épinglés dans l’affaire des USD 4,2 millions $ du fonds PetroCaribe.

Après avoir fait ses déclarations d’entrée en fonction promettant une action musclée, en vue de mettre les bandits et criminels hors d’état de nuire, on peut parier que les actions de Joseph Jouthe seront, tout au moins, limitées dans ce domaine. À titre de référence, quelle attitude projette Jovenel Moïse après avoir pris l’engagement solennel, par-devant les Nations Unies, à New York, de mener la lutte contre la corruption ?

Face à l’opposition de la communauté internationale

Jean Henri Céant

L’échec essuyé par Jean-Henry Céant ou Jean-Michel Lapin ne représente rien, à côté de celui qui attend Joseph Jouthe, se trouvant confronté à l’opposition musclée de la communauté internationale. Nonobstant les déclarations de soutien et/ou de coopération émises par l’ambassade américaine (Michèle Sison), le gouvernement Jouthe ne trouvera pas les moyens dont il aura besoin pour traverser le cap difficile qui l’attend.

En effet, le principal obstacle auquel se trouve confronté le tandem Moïse/Jouthe, les ressources financières, jusqu’ici indisponibles, ne seront toujours pas au rendez-vous. Si le notaire Céant ou Lapin n’ont pas réussi à obtenir du financement auprès des pays amis et des bailleurs de fonds traditionnels, ce n’est pas Joseph Jouthe qui changera la donne. D’autant plus que les principaux partenaires internationaux d’Haïti ont annoncé leur désapprobation du dernier gouvernement formé unilatéralement par Jovenel Moïse.

Les événements qui ont surgi depuis l’investiture de M. Jouthe ne laissent aucun doute à ce sujet. En tout cas, pour ceux qui regardent la réalité en face. Dans les présentes conditions, l’homme à qui Jovenel Moïse a fait appel pour piloter le gouvernement n’est pas en odeur de sainteté au regard des États considérés comme partenaires d’Haïti. Quand l’ambassadeur de France en Haïti, José Gomez, déclare que son gouvernement ne reconnaît pas l’administration Jouthe, il n’émet pas uniquement la position de son pays. Car, selon des sources fiables et concordantes, les alliés étrangers d’Haïti font chorus autour de l’idée de création d’un gouvernement issu de négociations et de consultations avec les divers secteurs politiques du pays. Les lieutenants de Moïse s’acharnent à répéter que le choix de Joseph Jouthe résulte des négociations menées avec les partis d’opposition. Mais les diplomates étrangers basés en Haïti repoussent d’un revers de main cette assertion, déclarant qu’en faisant de ce dernier son Premier ministre, Moïse a passé outre aux recommandations de la communauté internationale. Aussi les représentants des pays étrangers semblent-ils dire à Jovenel Moïse : «You’re on your own» («Vous êtes tout seul»).

On n’a pas l’impression que Joseph Jouthe va faire long feu à la primature. Reste à savoir si Jovenel Moïse aura la chance de nommer son successeur. L.J.


Cet article est publié par l’édition de l’hebdomadaire Haïti-Observateur du 18 mars 2020 VOL. L No. 10, et se trouve en P. 1, 3 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/03/H-O-18-March-2020-1.pdf