LES GROUPES MUSICAUX HAÏTIENS POURRONT- ILS SURVIVRE

SANS LES BALS EN FIN DE SEMAINE ? Par Robert noël

Le passé a toujours servi de référence pour évaluer le présent, et cela dans tous les domaines. Les ensembles Nemours Jean-Baptiste et Wébert Sicot offraient différentes possibilités de divertissements aux gens qui ont vécu leur période. Ils présentaient des kermesses à Cabane Choucoune, à Pétion-Ville, dans différentes écoles de la capitale ou à l’hôtel Beau Rivage, au Boulevard Harry Truman (au Bicentenaire), tout près de l’école des Frères du Sacré-Cœur, à Port-au-Prince. Cette zone est aujourd’hui transformée en un véritable ghetto de Port-au-Prince.

[La formation musicale Lod nan dezod, photo illustrée]

Dans les années 60-70, le salaire des musiciens paraissait peu, mais la vie n’était pas aussi chère.

Quand Port-au-Prince et New York bougeaient au rythme de la musique populaire haïtienne

Tous les samedis soirs, l’Ensemble Nemours Jean-Baptiste jouait toujours en levée de rideau, avant la projection d’un film au Rex Théâtre, un patrimoine culturel qui a vécu. Aujourd’hui, il sert d’abri aux rats et aux oiseaux fous, au Champ-de-Mars. L’Ensemble Nemours Jean-Baptiste ne ratait jamais son rendez-vous de kermesse traditionnelle à l’école Frère Polycarpe, située à la Rue Mgr Guilloux, près du stade Sylvio Cator, pas trop loin des studios de photos Denis. C’était le temps de Carlo Glaudin et d’Arthur Lovelace comme chanteurs de Nemours Jean-Baptiste.

Wébert Sicot honorait un contrat à l’hôtel Beau Rivage chaque dimanche, du temps d’André Dorismond et de Gérard Thézan comme chanteurs principaux. La station de radio MBC diffusait en direct les prestations hebdomadaires de cet orchestre. C’était le temps où Raphaël Daniel commandait la section de divertissement comme opérateur à cette station. On dirait qu’il n’existait aucun secret pour lui dans le domaine de la radiodiffusion. Il utilisait la bande sonore « reel to reel » qu’il a encore dans ses archives. On ne peut oublier Djo Solon, cet homme de grande taille qui ressemblait à un joueur de basket. Sa voix paraissait proportionnelle à sa corpulence.

Un peu plus tard, on a eu le « Tandem des Krak », au Ciné Capitol, à la Rue Lamarre, près du Petit Séminaire Collège Saint Martial, à Port-au-Prince. Au Club La Frégate, à proximité de l’école des Frères du Sacré-Cœur, au Bicentenaire (frè bisantnè), le groupe « les Vikings »animait aussi une kermesse régulièrement.

[La formation Disip de Gasman Couleur Pierre, photo illustrée]

Le groupe « Les Fantaisistes de Carrefour » dominait sa zone et le Morne-à Turf. La flotte « Les Ambassadeurs » se trouvait en kermesse tous les dimanches au Club Camaraderie, à l’Avenue des Marguerites, tout près de l’école Roger Anglade, et cela tous les dimanches.

Le Shupa Shupa faisait au Ciné Eldorado, à Place Jérémie, ce que l’Ensemble Nemours Jean-Baptiste offrait au Rex Théâtre. La formation « Les Shleu Shleu de Dada Jacaman » donnait rendez-vous à Cabane Choucoune tous les dimanches après-midi. Les mini-camionnettes de marque Peugeot assuraient le transport Centre-ville/Pétion-Ville vice versa. Port-au-Prince bougeait en toute sécurité. L’accès aux clubs était facile. À l’époque, cinq gourdes valaient un dollar américain. La vie était belle, et pas chère. Ô temps, suspends ton vol !

Entre-temps, à New York, l’Original Shleu Shleu animait une kermesse à Shin Shin Palace. Et du côté d’Eastern Parkway, à Brooklyn, la formation « Top Gyps » garantissait l’ambiance dominicale. Et le Tabou Combo attirait les étudiants des cinq arrondissements de la ville de New York, partout où il était à l’affiche.

[Nemours Jean-Baptiste, le créateur du rythme compas direct, photo illustrée]

On a eu la chance de le voir en live à l’auditorium de l’église du Sacré-Cœur de Cambria Heights, à Queens, New York, en 1974.

Dans le tard, le Club Equus d’Arnold sur Church Avenue, près de Flatbush Avenue, à Brooklyn, devint le lieu de rendez-vous des jeunes étudiants. Arnold, un étranger, laissait le soin aux Haïtiens, membres de « Philhypotel », d’organiser des kermesses dominicales. Philhyppotel était composé des membres d’une même famille, Philippe, Hyppolite et Telson de Gros-Morne, Haïti.

Seule une nouvelle orientation pourra sauver les groupes musicaux haïtiens

L’Ensemble Nemours Jean-Baptiste et celui de Sicot ne se ressemblaient pas en structure musicale. On pouvait les identifier dès les premières notes (pick up notes). Avec l’arrivée des minijazz de la troisième génération de musiciens des années 90, les choses ont commencé à changer. Les vielles et bonnes traditions ont disparues au fil des ans.

Actuellement, on se trouve plongé dans un immense océan, où chacun essaie de noyer l’autre pour s’échapper au plus vite et gagner les rivages. On a perdu la notion de compétition musicale. Tout le monde parle de polémique. Les groupes musicaux ne considèrent que les bals en weekend comme source de revenu. Et, une ou deux fois l’an, quelques-uns participent aux festivals traditionnels de la Floride.

Malgré la multiplicité des groupes musicaux d’aujourd’hui, on ne peut pas facilement les identifier. Ils se ressemblent tous et tous les chanteurs s’imitent les uns les autres. On a l’impression que ce sont les mêmes musiciens qui jouent, mais avec des chanteurs différents. On ne peut pas trop blâmer les groupes musicaux qui dépendent uniquement des promoteurs pour survivre. Et ces hommes, qui engagent les orchestres, ne pensent qu’à organiser des soirées dansantes et, dans la plupart des cas, ils ne présentent que des doubles affiches.

Il semble qu’avoir un seul groupe à l’affiche ne fasse pas l’affaire des promoteurs, ni des formations musicales dans un certain sens. Il faut quand même se rappeler que les orchestres ne sont jamais perdants, leur cachet étant garanti, peu importe l’issu de la soirée. Cependant, un nombre restreint de participants à une soirée peut affecter la prochaine prestation d’un groupe. Les doubles affiches constituent un moyen de cacher la faiblesse d’un groupe musical.

Un seul groupe à l’affiche ne  peut plus drainer la grande foule comme avant. C’est un indicateur fiable qui prouve la faiblesse et la baisse du marché musical, tout aussi bien de la majorité des groupes musicaux du monde konpa. Les responsables d’orchestres doivent commencer à envisager d’autres alternatives comme source de revenu. L’on se demande pourquoi les promoteurs et dirigeants d’orchestres n’organisent pas des spectacles, des concerts et des kermesses qui ont toujours été les meilleures formes d’attraction de jeunes.

L’évasion des jeunes vers d’autres cultures

On dit que les jeunes représentent l’avenir du pays, de même les groupes musicaux ne pourront pas survivre sans attirer les jeunes. À ce niveau, on note une évasion de ceux-ci vers d’autres cultures, et qui ne veulent pas entendre parler de konpa dirèk. Les musiciens ne se rendent même pas compte d’un pareil phénomène. C’est ce qui est, en grande partie, à la base des soirées « vacuum ». Autrement dit, une dégradation excessive au niveau de la participation des gens aux bals en weekend.

On note que des groupes qui, autrefois attiraient des milliers de participants, sont actuellement dans l’impossibilité de réunir 200 à 300 personnes dans une boîte de nuit, que ce soit à New York, à New Jersey, à Bos ton, en Floride, à Connecticut, à Atlanta, Georgia, à Philadelphie et même en Haïti. Les Disc Jockeys (DJ) ont un meilleur avenir que les groupes du monde konpa dirèk.

[Les missionnaires des Shleu Shleu, photo illustrée]

Donc, il y a un problème crucial qu’il ne faut pas ignorer.

Il importe de chercher à comprendre les vraies causes de cette disparité entre ce que les groupes musicaux offrent au public comparativement à la diversité qu’assurent les DJ, que les jeunes suivent religieusement, sans se lasser.

[Webert Sicot, maestro et créateur du rythme cadence rampa, photo illustrée]

Le répertoire musical des orchestres konpa est le même à chaque soirée qu’ils animent.

[Tabou Combo, photo illustrée]

Alors que les frais d’admission ne sont pas du tout modestes. Les DJ offrent mieux et la diversité de leur répertoire défie l’imagination. Le phénomène « ti sourit », en Haïti, contribue à la dégradation de la musique de danse populaire.

Du train que ça va, aucune formation musicale ne peut se permettre d’attendre deux ans pour produire un nouvel album. Qui osera le faire travaillera à sa propre destruction, même si les disques ne se vendent plus. La production de CD devient un mal nécessaire. L’on se demande même pourquoi les orchestres produisent des disques de 11 chansons quand seulement deux sont en rotation permanente et bénéficient d’une certaine popularité. Les groupes musicaux ne pourront pas survivre longtemps en considérant les bals en weekend comme seule source de revenu. Il faut que les musiciens considèrent toutes les possibilités de changement susceptibles de dynamiser le konpa dirèk et de garantir la dernière ligne de leur bilan.

robertnoel22@yahoo.com

  1. 16 Haïti-observateur 16 – 23 août 2017