LES VÊPRES DE JÉRÉMIE

Un devoir citoyen : Faire en sorte que nul n’oublie ; par Léo Joseph

[François Duvalier, dit Papa Doc]

[Jean-Claude Duvalier, dit Bébé Doc, le successeur de François Duvalier]

Le 11 août 2017 fait exactement 53 ans depuis qu’a eu lieu, dans la ville de Jérémie, dans le département du sud-ouest, ci-devant la Grand’Anse, le crime odieux commis par le régime de François Duvalier, retenu dans la mémoire collective de la génération de l’époque, sous l’appellation « les vêpres de Jérémie ». Au fur et à mesure que les ans passent, ce forfait s’efface de la mémoire de la nation, et risque d‘échapper totalement à la connaissance de la nouvelle génération, surtout que celle-ci semble de moins en moins s’intéresser à la lecture.

Pour ceux qui n’ont pas vécu la période de politique de terre brûlé de la dictature des Duvalier ou qui n’ont pas accès à aucune connaissance des faits sanglants qui ont marqué cette période la lecture de cet avis adressé aux autorités haïtiennes, sous forme de Lettre ouverte au président Jovenel Moïse, par l’organisation dénommée « Heros 4 JAL » est à recommander. Aussi, l’offrons-nous à la réflexion de nos lecteurs, toutes générations confondues.

« Quand on les a fait rentrer, vivantes, dans la fosse qui avait été creusée dans la journée par des prisonniers de droit commun, les victimes ont-elles regardé les soldats qui se sont alors approchés, sous les ordres du lieutenant Jean Dimanche ? Elles étaient sept en tout, dont deux couples et un père, boulanger de son état, avec ses deux enfants. On les avait auparavant déshabillées aux casernes de la ville. Plus tard, leurs maisons seront pillées, puis détruites, annihilant leur mémoire, les photos de familles, leurs objets familiers. Cela s’est passé le 11 août 1964, peu avant minuit, à Jérémie, près de l’aéroport.

« Cinq semaines plus tard, dix-sept autres victimes étaient conduites au même endroit pour y subir le même sort. La plus jeune avait 2 ans. Elle s’appelait Régine Sansaricq. Sur la seule photographie qui subsiste d’elle, prise quelques mois avant le massacre, elle tient ses deux frères, Stéphane, 4 ans, et Jean-Pierre, 6 ans, par la main. Eux aussi sont tués ce soir-là. C’était le 19 septembre 1964.

Dans les jours qui suivent, trois autres personnes seront tuées. En tout, 27 civils, dont huit enfants, tous issus de trois familles, les Drouin, les Villedrouin, et les Sansaricq. Leurs ancêtres étaient implantés à Jérémie depuis l’indépendance. À l’issue de ce massacre, ces trois familles sont entièrement annihilées. Le régime des Duvalier a tout fait pour supprimer leur mémoire, ainsi que celle de nombreuses, humbles et dignes personnes qui avaient désespéramment tenté de prêter assistance aux enfants, vieillards et parents massacrés en cette ville.

« Aujourd’hui on en sait beaucoup plus sur ceux qui sont morts ces nuits-là que sur les militaires qui ont tiré. Qui étaient-ils ? Et qui était ce soldat, furieux, qui a jeté son fusil en criant je ne suis pas un assassin “ et a quitté les lieux ? Qui avait transmis les ordres à Jean Dimanche ? Était-ce le commandant de la ville, Abel Jérôme ? Et de qui ce dernier les tenait-il ? De François Duvalier ? Mais alors de qui celui-ci prenait-il ses informations ? Quels rôles ont joué Pierre Biamby, René Prosper, et Mercius Rivière dans la décision de Duvalier ?

« Et vous qui détenez jusqu’ici documents et informations susceptibles de lever le voile sur cette tranche d’histoire d’Haïti encore douloureuse tant pour les familles meurtries que pour ceux qui n’ont pas pu résister à la folie du tyran. Qu’est-ce qui vous retient encore ?

« Si l’honneur, si la vérité sont pour vous des vertus cardinales, n’est-il pas temps de porter votre pierre à l’édification d’une Haïti réconciliée avec son passé ?

« Ferez-vous la lumière sur la responsabilité de ces crimes ? Sont-ils exclusivement imputables à François Duvalier ? À l’Armée d’Haïti toute entière ? A son état major ?

« Êtes-vous de ceux qui faites du Kase fèy kouvri sa “ un système non dérangeant à notre mémoire de peuple, même au mépris de notre dignité, de la vérité historique et de la justice ?

« Devoir de mémoire –Haïti invite la Nation à faire face objectivement à son passé pour construire un avenir avec des hommes, des femmes, des lois et des institutions œuvrant au bonheur, au progrès, à la grandeur de la Patrie commune et de ses enfants.

« À toutes les victimes innocentes de la ville de Jérémie, à ces multiples et braves paysans de la Grand Anse tués sur le parcours de Jeune Haïti, dignes soldats anonymes de la liberté, Honneur–Respect ! »

Un pays où les victimes côtoient les bourreaux

D’aucuns cherchent à expliquer l’origine de l’animosité, voire même de l’hostilité, souvent affichée entre Haïtiens, au point de s’interroger sur l’inimitié qui se traduit par l’absence du véritable amour patriotique au sein de notre communauté. Ce que semble traduire parfaitement le proverbe « Depi nan Ginen Nèg rayi Nèg » (le Nègre hait le Nègre depuis qu’il a laissé la Guinée). Mais on néglige de constater que notre histoire est peuplée d’incidents tragiques dont les uns et les autres sont victimes de voisins ou de personnes bien connues.

En effet, les cibles de crimes politiques ayant marqué notre vécu de peuple, depuis l’indépendance à nos jours, ne sont pas étrangères à leurs bourreaux, à ceux qui ont manigancé leurs assassinats ou encore qui ont été instrumentalisés par les dirigeants politiques, en vue de bafouer les droits des citoyens, d’exercer sur eux la violence répressive, ou encore de les faire disparaître. À bien considérer, Haïti est un pays où les victimes côtoient les bourreaux. Dès lors, la réconciliation de la nation avec elle-même s’avère indispensable, sinon il est extrêmement difficile de promouvoir le vivre ensemble dont parle si souvent les dirigeants.

Des crimes impunis, source de l’impunité

Quand on dénonce l’impunité, qui caractérise l’administration publique, en Haïti, la quasi-totalité des intervenants évoquent surtout les crimes financiers, négligeant d’attirer l’attention sur les assassinats politiques dont est remplie l’histoire d’Haïti, aussi bien que la petite histoire. Puisque, d’un gouvernement à l’autre, les auteurs de crimes politiques courent encore les rues. Ces forfaits, dont les initiateurs, exécuteurs et complices n’ont jamais été tenus pour responsables, sont pourtant source de l’impunité. Nonobstant les efforts déployés et la propagande orchestrée et soutenue, tant par les dirigeants que par la société civile et d’autres secteurs intéressés, tous ces efforts resteront lettre morte avant que soit franchie la première étape : un procès contre l’impunité sous forme de pour suites judiciaires contre les crimes en général qui ont été perpétrés sous les administrations qui se sont succédées au cours des six dernières décennies. Faute de remonter à une période antérieure, pour cause logistique et pratique.

Dans cet ordre de réflexions, les forces vives du pays ont intérêt à s’associer à un grand large citoyen visant, d’abord, à faire le procès des auteurs des Vêpres de Jérémie. Ensuite à poursuivre ceux qui sont responsables d‘actes criminels au sein des récents gouvernements. Car il importe de rendre justice à la mémoire des victimes, tout comme il faut tenir pour responsable de ces crimes la mémoire des bourreaux. Car ceux qui se donnent des raisons de soutenir l’inopportunité d’une telle initiative, en réalité, craignent de voir exposée cette société qui s’est montrée trop longtemps tolérante de tels actes ou de cautionner le comportement criminel des dirigeants. Sans esprit de revanche, la société haïtienne a pour devoir d’exprimer publiquement sa réprobation de la politique de la terre brulée des régimes Duvalier qui ont systématiquement violé le droit des citoyens et fait couler le sang de tant d’innocentes victimes, nombre de celles-ci ayant été passées par les armes suite à des jugements expéditifs ou exécutés sommairement.

Aucune société à vocation démocratique ou professant d’œuvrer pour l’évolution de la démocratie ne saurait tolérer de telles pratiques en gardant le silence ou en avançant des motifs spécieux pour décourager les poursuites judiciaires contre les violateurs des droits inaliénables de citoyens dont les familles sont trop timorées pour demander justice pour les victimes. Dans les pays où l’idéal démocratique est vraiment tenu selon les normes internationales, les membres de la communauté juridique n’hésiteraient pas à former des commissions pour rappeler les autorités à l’ordre, tout au moins susciter un débat public et l’engagement de la société par rapport à ces dérives qui constituent la période sinistre de notre histoire. Or, dans certains milieux juridique, particulièrement à Port-au-Prince, des avocats, pour décourager la poursuite du cas contre les exécuteurs des Vêpres de Jérémie, mettent en avant les arguments de la « prescription », ou bien le souci d’éviter de « jouer les trouble-fête » ou encore le souci de s’attirer l’inimitié de gens qui sont considérés comme des amis ou alliés.

De toute évidence, ce que nombre d’avocats évitent d’expliciter, c’est qu’ils craignent que le lancement d’un procès, même symbolique, contre les crimes perpétrés à Jérémie, par François Duvalier et ses sbires, ne fasse jurisprudence. À ceux qui appartiennent à cette catégorie, ils doivent se rappeler qu’ils courent le risque de voir leur conscience patriotique se taire à tout jamais. Eux et tous ceux qui s’installent dans un « silence confortable » ont intérêt à agir avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant que leur conscience ne meurent définitivement.

L.J.

  1. 1, 15 Haïti-observateur 16 – 23 août 2017