En marge de la mission de l’OEA concernant le canal Maribahoux par Leslie Péan

En marge de la mission de l’OEA concernant le canal Maribahoux 1/2

  • par Leslie Péan

La construction par Haïti d’un canal d’irrigation sur la rivière Massacre affole et installe la violence dans les rapports haitiano-dominicains. Du moins, la colère monte. Pouki tout bri – Pourquoi en faire autant ? Nécessité de mettre la puce à l’oreille des médiateurs mais aussi des protagonistes. D’un côté, le toupet des Dominicains à construire 12 ouvrages sans préavis et la détermination des Haïtiens à en construire un de l’autre ont des causes profondes. Expliquer pourquoi la raison s’abime demande de remonter le temps et penser les mots de l’Oncle Jean Price-Mars, médecin, homme politique, diplomate et écrivain haïtien, à la fin du Tome II de son ouvrage La République d’Haïti et la République Dominicaine. Terminant sa carrière diplomatique dans cette capitale dénommée alors Ciudad Trujillo, avec sa plume subtile et complexe, l’Oncle écrit : « Je ne voudrais pas être un prophète de malheur. Mais, comme Cassandre, l’horizon me paraît assombri par des nuages gonflés d’orages »1.

Price-Mars référait-il au racisme latent qui se glisse dans les rapports d’État et fait monter la colère ? Des progrès notoires sont notés suite à l’émigration aux États-Unis où la lutte des Noirs américains a conduit maints Dominicains à s’identifier de moins en moins à « indio » et beaucoup plus à « Noirs ». Pourtant, à côté de ceux qui ont refusé toute identification au thème mystificateur de la race, pour le reste, la construction de la hiérarchie des couleurs bouge peu. La mentalité conduisant au rejet du Noir demeure encore la note dominante dont Haïti serait le représentant par excellence. Toute autre horizon de représentations devient indépassable. L’un peut se permettre tout et l’autre doit se la fermer sans remuer dans les brancards.

Utilisant les concepts de l’historien dominicain Frank Moya Pons2, l’anti-haïtianisme historique et l’anti-haïtianisme d’État se seraient-ils donnés la main dans la politique du président Abinader ? Les déclarations du chancelier dominicain Roberto Àlvarez au San Diego Union-Tribune le 12 octobre dernier laissent croire que les souvenirs amers et l’amour-haine sont encore utilisés pour parer des morts de leurs plus beaux vêtements. En réponse aux journalistes : « Álvarez a mis au jour une histoire vieille de plusieurs siècles en mentionnant les 22 années d’occupation haïtienne de la République Dominicaine au 19ème siècle et a déclaré que la République Dominicaine ne prenait pas en guerre dans le conflit du canal »3.

Le plaisir procuré par cette référence historique s’ajoute au primat donné à la « couleur de la peau » au-dessus toute autre considération. Ces pistes de compréhension peuvent contribuer à donner une perspective d’ensemble et à mieux saisir les non-dits dans l’entêtement des dirigeants dominicains et la ténacité des Haïtiens à défendre leurs droits légitimes. Cela peut aider le gouvernement dominicain à fléchir en rectifiant le tir.
L’esprit du dirigeant dominicain qui s’identifie au Blanc n’a pas d’autre choix au 21e siècle que de reconnaitre celui d’accepter les droits légitimes des Haïtiens dans la gestion de l’eau. Ce dépassement de soi, de sa « peau », est également important en Haïti pour ceux qui croient encore que la dominance de la couleur noire ou claire leur confère le droit automatique au contrôle des affaires publiques. L’heure a sonné pour l’éradication de ce
mal hérité de cinq siècles de capitalisme racial. Les racistes, coloristes, noiristes et mulâtristes sont tous dangereux et exécrables, sans exception.

Le canal de Maribahoux face aux douze ouvrages dominicains sur la rivière Massacre
Le peuple haïtien ne veut pas mourir de faim, de soif et de savoir. Cette volonté s’exprime dans sa lutte quotidienne contre les dinosaures
politiques et les oligarques économiques qui accaparent tous les moyens élémentaires nécessaires pour vivre. Sa détermination se mesure dans sa créativité, dans le refus de cette apocalypse d’ignorance4 qui veut l’exterminer et qui le porte à fuir dans la jungle du Darien5 hier et au Nicaragua aujourd’hui. Le peuple haïtien ne veut pas mourir de faim ni manger n’importe quoi et s’est engagé dans la construction d’un canal d’un débit de 1m3/sec pour l’irrigation de 3 000 hectares de terres. L’irrigation qui va s’en suivre lui permettra de nourrir quatre millions de personnes confrontées à une insécurité alimentaire aiguë grâce à la production des éléments de base du panier alimentaire.

Le peuple haïtien ne peut pas mourir de faim, de soif et de savoir. Sa demande d’approvisionnement en eau s’inscrit dans la dynamique de mobilisation des ressources naturelles et techniques à sa disposition pour améliorer ses conditions de vie dans le respect des traités et conventions signés en 1929 et 1936 par Haiti et la République dominicaine6. Rien ne peut masquer les revendications légitimes des Haïtiens d’avoir un canal sur le Massacre alors que les Dominicains ont construit douze (12) ouvrages sur la même rivière. Parmi ces ouvrages, on compte deux aqueducs à Castel lar-Loma de Cabrera et Dajabón, quatre canaux d’irrigation à Juan Calvo, La Vigia, La Aduana/ Colonia Japonesa, et Don Pedro à Dajabón, et quatre prises à Don Miguel, Los Miches, Cabeza de Caballo et La Piña à Dajabón Ces ouvrages ont été construits sans demander un quelconque avis du gouvernement haïtien.
Il importe de mentionner que la partie dominicaine n’a pas respecté l’article 10 du traité de 1929 et l’article 3 du Traité de 1936 en construisant 12 ouvrages (aqueduc, canal, prise) dont plusieurs en amont du site de la construction du canal de Maribahoux. Parmi ces ouvrages réalisés sans la moindre consultation avec la partie haïtienne, on peut s’arrêter à la prise de Juan Calvo, construite à 200 mètres du canal de La Piña, capable de dériver 2m3/sec.

Non aux accordéons qui s’enflent et se vident au gré des pressions étrangères
Selon l’ingénieur Guy Bernadotte, qui a participé à plusieurs rencontres avec la partie dominicaine, le projet de construction de ce canal de Maribahoux remonte au début des années quatre-vingt, soit à plus d’une quarantaine d’années7. À chaque occasion, marchandages et pressions occultes ont conduit à son abandon. Mais en août 2023, les paysans ont pris les choses en main et démontré qu’ils ne sont pas des accordéons
qui s’enflent et se vident au gré des pressions étrangères. La construction du canal de Maribahoux participe d’un mouvement de réveil populaire. Qui mobilise les citoyens de partout se donnant main pour ce Coumbite de l’espoir, jetant par l’action les bases de la construction de la nouvelle Haïti, dans une dynamique d’auto-gestion si nécessaire, sans la participation défaillante des responsables publics.
Le canal est avant tout l’expression des revendications paysannes et populaires — pour ne pas continuer avec l’émigration sauvage à pied, par mer, ou même par voie aérienne. Avant d’être une question internationale, la construction du canal est une affaire haïtiano-haïtienne. Comme le souligne l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, le 15 septembre 2023, sur Radio France Inter nationale (RFI), c’est que ceci est rendu possible par l’incapacité des gouvernements haïtiens à représenter dignement les intérêts de la nation haïtienne, et ce gouvernement-ci semble avoir la prime, même si Dieu sait combien les autres ont été mauvais ».
La Brigade de surveillance des aires protégées (BSAP) à Pitobert apporte sa solidarité aux travailleurs engagés dans la construction du canal. Il s’agit de donner un soutien moral aux travail leurs. afin de dissuader toute intrusion d’éléments perturbateurs comme cela a eu lieu en 2021. quand des soldats dominicains du Cuerpo Especializado de Seguridad Fronteriza Terrestre (CES
FronT) sont rentrés en territoire haïtien pour bloquer les travaux de construction du canal, qui avaient démarré alors.

Une pluie d’espoirs tombe dans les cœurs des paysans
Le canal de Maribahoux est avant tout une réponse de la paysannerie à l’incapacité publique. Refusant qu’Haïti soit transformée en terre morte, à partir de son Observatoire Global, dans un éditorial sur mesure dans le Listin Diario du lundi 9 octobre 2023, l’ex-président dominicain Leonel Fernandez, reprenant des travaux de l’Institut National des Ressources Hydriques (INDRHI), a cité : « que l’extraction de l’eau en Haïti serait beaucoup plus faible que celle faite par les Dominicains du même fleuve » ; et pour clore, il endosse le bilan peu réfutable de l’INDRHI « que le canal construit par les Haïtiens est situé sous les prises d’eau de la République dominicaine, de sorte que cela n’affecterait pas leur disponibilité du liquide »8. La confession, écrite avec des lettres de noblesse, force l’émotion.
Ces déclarations tirées de recherches scientifiques indiquent que « les travaux commencés sur la rivière Dajabón ou Massacre pour la collecte de l’eau ne consistent pas en une dérivation du lit de la rivière »9, sont en accord avec la déclaration binationale signée le 27 mai 2021 convenue entre Claude Joseph et Roberto Álvarez, respectivement Chancelier haïtien et dominicain. À l’occasion, le journal dominicain Diario Libre du 28 mai 2021 a titré en grandes manchettes : « La République dominicaine reconnait qu’Haïti n’a pas dévié la rivière Massacre »10.

Depuis que ce feu vert a été obtenu, il pleut sur la rivière Massacre. Une pluie d’espoir tombe dans les cœurs des paysans. Ces derniers se mettent au travail avec leurs pioches, piques et pelles pour que le canal de Maribahoux soit construit avant la saison sèche et puisse se connecter au canal Le Trop Plein dans la commune de Ferrier. Les ouvriers et les ingénieurs volontaires s’y sont donnés avec enthousiasme pour effectuer les fouilles, contrôler le respect des plans, vérifier les travaux de coffrage, assurer le dosage du ciment et superviser la maçonnerie.

La contribution du canal à la relance de l’agriculture

Le canal peut contribuer à sortir l’économie de la zone de son état d’agriculture de subsistance pour aller vers une agriculture commerciale à partir d’une approche biologique et ainsi augmenter la sécurité alimentaire tout en diminuant les importations alimentaires. Il peut freiner l’extension de la ville de Ouanaminthe au détriment des terres agricoles de la plaine de Maribahoux. En permettant de sortir de la sécheresse une grande partie de la plaine de Maribahoux, défricher l’allée du canal ne peut qu’aider à diminuer la migration rurale-urbaine en offrant aux jeunes des emplois rémunérateurs dans l’agriculture. Enfin, et pas le moindre, le canal permettra la diminution du prix du riz biologique qui dépasse de plus 50% le prix mondial.

Le gouvernement dominicain a tenté d’intimider les travailleurs construisant le canal par des menaces en déléguant des soldats, des hélicoptères, des drones et en tirant des rafales de mitrailleuses en l’air. Puis, un ultimatum fut annoncé d’arrêter les travaux sinon d’autres mesures de rétorsion suivraient avec la décision de fermer les frontières terrestres, maritimes et aériennes.

Un tel acharnement militaire ne cadre pas en fonction des multiples services que le canal rendra aux populations de la zone de Ouanaminthe. C’est ce que dit FEWS NET (Famine Early Warning Systems Network) Réseau de système d’alerte précoce contre la famine, « la disponibilité de l’eau d’irrigation dans la plaine de Mariba houx, la deuxième plus grande plaine rizicole du pays, après la plaine de l’Artibonite, est susceptible d’améliorer la production agricole dans les communes de Ouanaminthe et de Ferrier, du moins à moyen terme. Étant donné que l’eau est l’un des principaux facteurs limitants du développement agricole en Haïti, la construction de ce canal, ainsi que d’autres canaux le long de la rivière Massacre, conformément aux souhaits de la population haïtienne, favoriserait la relance de la production agricole nationale et, par conséquent, l’amélioration de la disponibilité alimentaire locale dans un proche avenir »11.

Avec pour objectif l’inauguration du canal de Ouanaminthe à Pitobert ce symbolique jour du 18 novembre, la population met les bouchées doubles. Y rantre nan batay, loin de rester dans son coin, avec enthousiasme, en prêtant main forte à l’opération. Elle entrevoit l’utilité pratique de la chose et sait ce qu’elle peut en tirer. (À suivre)


1 Jean Price-Mars, La République d’Haïti et la République dominicaine, Port-au-Prince, Collection du Tri-cinquantenaire de l’Indépendance d’Haïti,1953, p. 334.
2 Fran Moya Pons, « Antihaitianismo Histórico y Antihaitianismo de Estado”, Instituto de Estúdios Dominicanos de la Universidad de la Ciudad de Nueva York (CUNY), City College of New York, December 8, 1995.
3 « En respuesta, Álvarez desenterró una historia de hace siglos al mencionar los 22 años de ocupación haitiana en la República Dominicana durante el siglo XIX y dijo que República Dominicana no estaba tomando las armas por la disputa del canal, Dánica Coto y Evens Sanon, « Haití se niega a reabrir un cruce fronterizo con República Dominicana », San Diego Union-Tribune, October 12, 2023.
4 Gérald Bronner, Apocalypse d’ignorance, Presse Universitaire de France, 2021.

cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, VOL. LIII, No.37 Édition New York régulière du 18 octobre 2023, et se trouve en P.14 à  : h-o 18 oct 2023

Haïti-Observateur / ISSN: 1043-3783