LE PEUPLE HAÏTIEN DÉÇU DE LA POLITIQUE DE WASHINGTON À SON ÉGARD

LE PEUPLE HAÏTIEN DÉÇU DE LA POLITIQUE DE WASHINGTON À SON ÉGARD

  • La radicalisation politique de la nouvelle génération déjà en cours par Léo Joseph

Il y a déjà environ huit décennies, William Jennings Bryan, secrétaire d’État, sous le président américain Woodrow Wilson, déclara : « Imaginer des Nègres parlant français ! ». Par ces propos, il exprimait le dédain hautin que les États-Unis et le monde anglo-saxon, en particulier, vouaient aux Haïtiens, qui avaient vaincu l’Armée française, la plus puissante de l’époque, à la bataille de Vertières, le 18 novembre 1804. Ces paroles sorties de la bouche du quarante-et-unième secrétaire d’État américain, une figure de proue du Parti Démocrate, à l’époque, inspiraient la politique américaine à l’égard d’Haïti durant plus d’un siècle.

En effet, les observateurs et les analystes progressistes souscrivent à la théorie selon laquelle les Américains guettaient l’occasion d’humilier les Haïtiens, en guise de revanche à la déchéance militaire infligée à l’Armée napoléonienne, par les vas nus pieds de Saint-Domingue, le siècle précédent. C’est dans cette perspective qu’il faut situer l’invasion d’Haïti par les Forces armées américaines, le 28 juillet 1915, et l’occupation du pays pour les 19 années qui suivirent. Les humiliations auxquelles furent soumis les dirigeants et les populations d’Haïti répondaient à une promesse politique du grand voisin du nord à l’égard d’une nation de Nègres dont le génie militaire avait mis à genoux les plus puissantes divisions militaires du monde blanc, déclenchant les conditions ayant entraîné l’abolition de l’esclavage sur la planète entière.

L’humiliation brutale fait place à l’abâtardissement subtil

Comme dit l’adage, autres temps, autres mœurs. La politique de la canonnière, que pratiquaient les États-Unis dans l’hémisphère occidental, a cédé la place à ce qu’on pourrait appeler la « diplomatie tranquille », méthode mieux adaptée pour imposer l’« humiliation subtile », le régime politique mis en place par Washington, vis â vis des États américains et de la Caraïbe, dont la dose diffère d’un pays à l’autre. Etsi, de temps à autre, les dirigeants haïtiens affichaient une certaine volonté de résistance à l’égard des mauvaises intentions de leurs homologues américains, la pauvreté aidant, et secondés par la corruption ambiante, trop souvent les hommes et femmes qui dirigent le payer se laissent séduire par des propositions indécentes » venues des représentants du Département d’État. Mais depuis la chute de la dictature, les raffuts se font de manière plus rapprochée, et sans retenue. Les intérêts du peuple haïtien sont sacrifiés sur l’autel des ambitions personnelles et du besoin de s’enrichir vite. Alors que les hommes et femmes aux commandes du pays ne demandent pas mieux que de conforter les ambitions des diplomates en quête de pro- motions, et de fortune en cours de route.

Dans ce contexte d’initiatives diplomatiques délétères dans lequel se joue le destin politique d’Haïti, la nouvelle génération ne reconnaît plus nos leaders ni les interlocuteurs étrangers envoyés en postes diplomatiques dans notre pays. Car l’histoire diplomatique d’avant la chute de la dictature n’a jamais fait état de CORE Group, de diplomates étrangers s’acoquinant avec un chef d’État haïtien, ou d’un premier ministre du pays. On n’avait jamais, auparavant, vu un ambassadeur américain, en l’occurrence Pamela White, déambuler bras dessus bras dessous avec le premier ministre haïtien Laurent Lamothe, au Carnaval de Jacmel. D’autres rumeurs accusant des diplomates étrangers de se retrouver en « mauvaise posture » avec des émissaires diplomatiques en poste dans notre pays. Pire encore, les réseaux sociaux ont été riches en rumeurs relatives à la corruption soi-disant impliquant des diplomates. Des scandales inouïs qui révoltent on ne peut plus les jeunes activistes haïtiens et déroutent les patriotes conséquents, notamment ceux de la nouvelle génération. Ils sont déçus de ce qui se passe dans l’univers des diplomates, ces derniers temps, car ils se faisaient une idée bien différente des diplomates qui vivaient parmi nous, dans le passé, compte tenu de ce qu’ils apprenaient de leurs aînés ou bien que leur enseignait l’histoire.

La démocratie en danger en Haïti

La manière dont la gouvernance est menée en Haïti, surtout au cours des vingt dernières années faisant de la corruption son socle, les forces vives du pays craignent que la démocratie ne soit en péril en Haïti. Dans la mesure où la jeunesse représente l’avenir d’un peuple, cette observation risque de traduire la présente réalité du pays. Car un coup d’œil bien mesuré sur la présente réalité politique met en évidence deux camps : ceux qui ne reculent devant rien pour s’enrichir et les autres qui condamnent sans appel les voleurs, les criminels de tous poils et les corrompus au sein de l’administration publique. En effet, c’est précisément le scénario qui se présente à l’observation de la mobilisation générale contre Jovenel Moïse et le monde PHTK. À partir de celle-ci, il est aisé d’identifier les deux camps signalés plus haut. D’un côté, Jovenel Moïse + la nation phtkiste et leurs alliés se jetant à bras raccourcis sur les ressources du pays; de l’autre, les filles et fils authentiques du pays se battant du bec et des ongles pour libérer le pays de ces bandits qui assassinent ses fils et pillent ses ressources. Point n’est besoin de dire que tous ceux, y compris des représentants étrangers qui donnent même l’impression de cautionner ce dernier groupe sont proscrits. Les vrais patriotes haïtiens n’arrivent pas à comprendre les rai- sons qui portent des diplomates étrangers à persister dans la défense de Jovenel Moïse et le système de régime qu’il a mis en place. Dans la mesure où, sous prétexte de défendre la cause de la démocratie, les Américains, le CORE Groupe, ou ceux généralement désignés sous l’appellation « amis d’Haïti » feignent d’ignorer les crimes et les atrocités commis sous les régimes Tèt Kale. Alors que, dans le passé, ces mêmes iniquités étaient sévèrement critiquées par les soi-disant amis d’Haïti, de nos jours, il semble que cette nouvelle génération de diplomates évite de blesser la « susceptibilité » de leurs interlocuteurs haïtiens.

Certes, les défenseurs de la démocratie et de l’État de droit haïtien comprennent difficilement que des personnes qui disent défendre ces idéaux puissent fermer les yeux sur ces scandales retentissants à rebondissements qui éclatent dans le pays. Bien que le régime Tèt Kale de Michel Martelly ait eu son cortège d’actes criminels et de corruptions, Jovenel Moïse a remporté la palme dans ces domaines. Car, presque immédiatement après sa prestation de serment, le 7 février 2016, la présidence de Moïse est marquée par des scandales retentissants de toutes natures à longueur de semaine. Jusqu’à présent, le dossier PetroCaribe, le plus grand scandale financier qu’ait connu le pays, peine à aboutir au tribunal. Bien qu’il se dit se déterminer à combattre la corruption, le président Moïse fait tout pour frustrer les demandeurs de justice. L’affaire de la firme allemande Dermalog dans laquelle la première dame s’est fait payer un gros pot de vin, en échange d’un contrat hors norme, reste sans suite jusqu’à présent. Les dossiers des massacres de La Saline et celui de Carrefour-Feuilles sont jetés aux oubliettes, bien que les Nations Unies y voient des cas à dénoncer par devant la Cour internationale de La Haye. Le dossier Arnel Joseph, le chef de gang de Village de Dieu, proches du sénateur Gracia Delva, ce dernier agissant au nom du président Moïse. Les policiers dévoyés à la solde de Jovenel Moïse sont également dénoncés d’assassiner des jeunes gens manifestant pacifiquement leur opposition au régime en place.

Le régime Tèt Kale est également lié au trafic illicite d’armes et de munitions. Il est également de notoriété publique que des parlementaires proches du chef de l’État sont impliqués dans le débarquement clandestin d’avions non identifiés transportant de la cocaïne vers des pistes isolées de l’arrière-pays. Avant d’accéder à la présidence, l’actuel occupant du Palais national était un partenaire en affaires du trafiquant de drogue Evinx Daniel qui avait investi dans Agritrans, entreprise autrefois dédiée à la culture de la figue banane destinée à l’exportation vers l’Allemagne. Jovenel Moïse avait une piste clandestine sur la vaste propriété où il plantait cette denrée. Dans le cadre de sa lutte contre le trafic de stupéfiants et sa collaboration avec l’institution haïtienne préposée à cette même tâche, la Drug Enforcement Administration (DEA) avait pris une photo de cette piste cachée au fond de la brousse sur la propriété du chef de l’État.

À propos du président Moïse encore, on ne devrait pas oublier qu’il avait prêté serment alors qu’il était sous le coup d’une inculpation pour blanchiment d’argent. Faut-il aussi bien se rappeler que le blanchiment d’argent est une accusation généralement liée aux trafics illicites, le plus souvent le commerce de drogues ?

Il est curieux de voir comment que Jovenel Moïse attire dans son entourage des personnes de réputation louche ou ayant des rapports avec le monde interlope. C’était le cas d’Evinx Daniel, qui l’avait introduit à Martelly. Lui et la première dame ont aussi des relations privilégiées avec Magalie Habitant, qui a la réputation de brasser des millions provenant d’activités illicites. Des sources policières l’ont accusée d’être une trafiquante de cocaïne dans le Nord-Ouest. On la fait passer également pour une bailleuse de fonds du président Moïse. Dans le même ordre d’idées, celui-ci entretient aussi de bonnes relations avec le sénateur Rony Célestin, dont le nom est cité dans le trafic de drogue. Il semble que celui-là ait un don pour s’attirer les personnages louches. Dans un tel cas, d’aucuns n’hésiteraient pas à évoquer le proverbe suivant, « Qui se ressemble s’assemble ».

Nicolas Maduro face à Jovenel  Moïse

De toute évidence, le peuple haïtien, qui se bat du bec et des ongles pour se défaire de Jovenel Moïse, pour toutes les raisons énumérées ici ―et davantage d’autres ―,se croyait en droit de compter sur l’appui de la diplomatie et de la politique américaines, en tout cas de celles en vigueur dans un passé encore récent, pour lutter contre M. Moïse. Voilà pourquoi les jeunes Haïtiens sont si désenchantés incitant nombre d’entre eux à porter leurs espérances ailleurs par rapport à leurs ambitions en ce qui concerne le développement du pays et la construction d’une société moderne.

En effet, les activistes haïtiens engagés dans la lutte pour le déracinement de Moïse, en considérant l’attitude des Américains, comptent de moins en moins sur l’aide du Grand Voisin. Cela inquiète au plus haut point, vu que les générations précédentes investissaient leur confiance dans l’ « amitié américaine ». Il faut alors comprendre l’intérêt que vouent les Haïtiens à la politique américaine vis-à-vis du président du Venezuela, Nicolas Maduro. Quand ils mettent ce dernier face à son homologue haïtien, ils ne peuvent saisir ce qui motive les Américains, la défense de la démocratie, de la bonne gouvernance et l’État de droit ou la velléité de ranimer le caporalisme pur et dur dans l’hémisphère ?

Quand les Haïtiens affichent leur nostalgie à l’égard de la politique américaine envers leur pays, ils ne peuvent s’empêcher de penser à l’ambassadeur Dean Curran. Dans son discours d’adieu, le 9 juillet 2003, après son tour de service, ce diplomate devait mettre en garde la société haïtienne contre sa nonchalance par rapport au relâchement dans la moralité. Il attirait surtout l’attention des hommes d’affaires sur leurs bonnes relations avec les trafiquants de drogue et les spécialistes en blanchiment d’argent. Il y a fort à parier que si M. Curran était en poste en Haïti, par les temps qui courent, il ne manquerait pas d’acheminer un rapport super riche en détail sur la personne qui porte présentement le titre « son excellence le président Jovenel Moïse ».


Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 22 janvier 2020 VOL. L, No. 3 New York, et se trouve en P. 1, 14 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/01/H-O-22-Januari-2020-1.pdf