HAÏTI: LA MÊME EAU QUI COULE par Heidi Fortuné (Magistrat)

HAÏTI: LA MÊME EAU QUI COULE

Pour bien des raisons, on a toujours tendance à placer Jean-Claude Duvalier dans la galerie des pires présidents haïtiens, non seulement pour vols et dilapidation des caisses de l’État, mais aussi pour des crimes contre ses adversaires politiques. On l’accusa de toutes les horreurs. Je venais d’avoir mes treize ans et j’allais à l’école au collège Notre-Dame du Perpétuel Secours. J’étais en sixième Kersuzan (7e AF) quand le coup d’État a eu lieu et je me souviens comme si c’était aujourd’hui. Je voyais cette foule en liesse parcourir les rues. Le jeune dictateur est renversé et contraint à l’exil. Haïti est libérée !

Il fut peut-être un vrai démon, mais il y avait de l’eau dans les robinets, de l’électricité vingt-quatre heures par jour, les rues étaient propres, la majorité des enfants mangeaient à leur faim et la population vaquait librement à ses occupations en toute sécurité. Ma mère ne travaillait pas et mon père peinait à joindre les deux bouts à chaque fin de mois, malgré tout on vivait heureux. Il n’y avait pas cette grande pauvreté, cette corruption institutionnalisée ni de fédération de gangs armés voire de territoires perdus. Depuis la chute de Jean-Claude Duvalier, le 7 février 1986, beaucoup de choses ont changé en vérité.

Trente-huit ans que nous nous définissons en fonction de critères qui nous sont étrangers. On nous parle de régime pluraliste, régime de parti unique, régime capitaliste ou libéral, régime communiste, régime socialiste, mais où est le régime adapté au peuple haïtien dans tout cela ?

Trente-huit ans que nous copions le système de démocratie à l’occidental. Trente-huit ans de résultats électoraux douteux, de crises postélectorales, de gouvernance inefficace. Trente-huit ans de dépenses exorbitantes dans un océan de misère  où même le minimum n’est pas assuré. C’est toujours la même eau qui coule.

Depuis trente-huit ans, nous n’avons que des monarques qui règnent sans contre-pouvoir, et n’en rendent pas compte. 4.2 milliards de dollars ont été volés entre 2011 et 2016, sans compter les fonds détournés préalablement par la commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui avait fait des centaines de milliers de victimes.

Combien d’hôpitaux, combien d’écoles, combien de tribunaux et d’infrastructures aurait-on pu construire avec cet argent ?

  • Trente-huit ans d’exercice du pouvoir par des politiciens plus préoccupés par leur propre survie que par le bien-être du peuple.
  • Trente-huit ans qui nous amènent présentement à des dirigeants illégitimes.
  • Trente-huit ans de désillusion, de perte de confiance, de mauvaise gouvernance et de stagnation économique.

Il suffit de regarder les pays qui ont accédé à l’indépendance au même moment que nous et voir le niveau de vie de leurs citoyens aujourd’hui.

Maintenant, dites-moi : Haïti telle que nous la voyons actuellement est-elle meilleure que celle que nous avons connue sous le règne de Jean-Claude Duvalier ou au contraire, a-t-elle inexorablement régressé ?

Je laisse chacun avec sa réponse. Et la question suivante est : qu’est-ce qui est finalement important pour nous Haïtiens ?

Copier les autres ou tracer notre propre voie vers nos aspirations profondes ?

La situation d’Haïti est inacceptable : illégitimité, rupture constitutionnelle, crise politique, gangstérisation, déplacements forcés… Le système de gouvernance qu’on nous impose à chaque fois n’est pas adapté. C’est un fait. Quand le président n’est pas imposé, le Premier ministre est importé. Les modèles plaqués ne fonctionnent pas.

Nous n’avons pas besoin d’un grand frère blanc pour nous imposer une manière de voir, quand bien même parfois cette manière de voir pourrait être juste. Nous n’avons pas besoin. Arrêtez de croire n’importe quoi et développons ensemble notre esprit critique pour décrypter le paysage politique et adopter le type de société que nous voulons et de ne plus croire aux foutaises. Haïti soupire après des valeurs saines, des gestions vertueuses et des progrès inouïs. Ceci ne pourra pas se réaliser avec des esclaves de salon. Il est temps de changer, et on ne peut changer les choses que dans la vérité. Nous devons nous réinterroger et élaborer nos propres réponses. Pour cela, nous devons réfléchir, nous devons construire, et nous devons agir. Car si nous ne le faisons pas, personne ne viendra le faire à notre place.

Un vieux proverbe créole dit qu’après une chute, ne t’intéresse pas au lieu de ta chute, mais à celui qui t’a fait tomber. Méfions-nous des pays dits amis qui nous imposent des agendas. Ils ont tous leur politique haïtienne, alors que clairement nous-mêmes ne parvenons pas à bâtir une politique haïtienne, commune, digne de ce nom.

Le dénominateur commun à notre approche c’est la prise de conscience et le sens de la responsabilité. Le temps est venu de rechercher nos propres réponses, sans idéalisme, sans tabou, en ayant le courage de mettre en cause certains principes érigés en dogmes et en ayant à l’esprit les besoins réels de nos concitoyens.

cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur New York, VOL. LIIII, No.18 du 24 juillet 2024, et se trouve en P.4 à : h-o 24 july 2024

Haïti-Observateur / ISSN: 1043-3783